La Répétitrice

Le théâtre est quelque chose qui vous colle à la peau. C’est avec un cerveau embrumé par cette pensée que j’ai accepté le stage qui m’a été proposé par la compagnie Influenscènes. J’ai dit oui malgré ma soif insatiable du moment pour une liberté inconditionnelle loin des chaînes institutionnelles. Alors que je devais être en vacances et fuguer la grisaille parisienne, me voici embarquée dans un autre voyage, un rêverie théâtrale nommée « C’est la faute à le Corbusier ? ». Une comédie urbaine, écrite par Louise Doutreligne et mise en scène par Jean Luc Palies, où deux architectes Edouard Corbin (Jean Luc Palies) et Géraldine Meyer (Catherine Chevallier) vivent une séquestration douce lors d’une visite à un local social de banlieue dont la réhabilitation est prévue par madame le Maire (Louise Doutreligne).

Me voici donc embarquée dans un travail de 13h à 21h, tous les jours. Les fins de semaine, les jours fériés et festifs n’étaient pas non plus épargnées. Et puis ce trajet ! Deux métros et un train dans les dédales souterrains de cette ville, suivis de 10 minutes de marche au milieu des feuilles mortes qui peuplent les rues vides et froides du mois de Décembre. Un trajet au bout duquel je pouvais m’enivrer, loin des yeux indiscrets, le temps d’un rêve, de  l’atmosphère apaisante et chaleureuse d’un théâtre, le théâtre Saint-Maur. Le théâtre est quelque chose qui vous colle à la peau, et pour la vie ! J’ai alors laissé filer mes vacances sous mes yeux désolés, surmonté mes angoisses de jeune femme désorientée et couru vers cette drogue que mon père m’a passé au biberon. C’est ainsi que je suis devenue répétitrice ! Oui, répétitrice ! Et être répétitrice c’est encore pire que d’être institutrice !

J’étais au troisième jour de mon travail de répétitrice. Le premier, lui, avait été pénible. Nous avions commencé avec une « Italienne» qui m’avait confrontée nez à nez avec mon inutilité. Les comédiens s’étaient livrés à cette lecture neutre et rapide du texte, sous le regard vaillant de Louise. Pour être auteur, il faut savoir aussi être généreux ! Les fautes étaient rares. Pour la répétitrice que j’étais, leurs manquements étaient un mérite et leurs oublis une trouvaille. Mais une fois l’équipe passée sur scène, une tempête de désordre s’est emparée aussi bien des mots que des situations. Souvent, les choses qui paraissent les plus simples sont au fond les plus complexes. J’en ai eu le vertige, mais je savais au moins que je devrais retrouver mon importance dans cet écart entre le texte écrit et le texte en scène. J’allais devenir l’ombre de l’auteur, et une ombre, c’est forcément beaucoup plus chiche !

Je n’étais pas la seule à chercher mes repères. C’était un travail complexe. Dans une même pâte, le théâtre social, il fallait non seulement intégrer la musique du groupe Soly’s au jeu des comédiens mais aussi introduire les séquences vidéo du film «  les enfants du béton » qui accompagnent ce projet de réflexion sur l’architecture. Quel équilibre pour tous, quelle place pour chacun ? La concentration et la tension étaient à leur comble, car si les pas étaient comptés, le temps l’était encore plus. Tous se cramponnaient au regard de Jean-Luc comme des nyctophobes dans les ténèbres ! Dans toute création il y a un risque, il faudrait alors s’armer de confiance. C’est ce plaisir né de l’audace que je suis venue chercher dans le théâtre : suivre cette passion, cette progression quotidienne de chacune de ces forces, cette tension pour trouver un équilibre global, une justesse agréable. C’est dans le chaos que débute un long travail jubilatoire mais fastidieux voire éprouvant : les répétitions !

Ce jour-là une dame venue assister aux répétitions s’approche, se penche sur mon épaule et me demande : « Votre travail m’intéresse, quel est votre rôle ? ». Mon rôle ! D’un coup, cette femme, cette illumination, me sort de l’inutilité dans laquelle je baigne dans l’ombre. Car dans répétitrice il y a quelque chose de petit, de tout petit, une sonorité de diminutif qui vous grince à l’oreille. « C’est elle qui nous tire les oreilles » a d’ailleurs dit Carel, le bassiste du groupe Soly’s qui endosse le rôle de Rey, « les doigts les plus rapides de toute la banlieue». Le gardien du local, le brésilien Alberto Costa, quant à lui, pense que j’ai plutôt le rôle de gardienne du texte. Mes maux étaient effectivement de montrer l’importance des mots mais à demi-mot et de souligner les particularités et les tics de langage de chaque personnage. Mais j’avais surtout le pouvoir de tout arrêter et de dire « non, ce n’est pas ainsi », « stop, il faut répéter » : « pour un oui ou pour un non »  j’interdisais le passage à la prochaine réplique tant que la première n’était pas bien dite. L’autorité, c’est plaisant quand on n’est pas censé en avoir !

C’est ainsi qu’après quelques jours, j’ai compris que si l’apprentissage du texte était nécessaire, ce l’était encore plus de l’avoir comme compagnon, le lire incessamment et pour chaque mot se demander « pourquoi ? Qu’est-ce que cela requiert et qu’est-ce que cela veut dire ? ». Voici un moyen de battre cette appréhension du texte et trouver « la résonance vraie » des mots et des situations. Une fois ce travail rigoureux fait, les comédiens peuvent le troquer contre leur liberté pour être enfin prêt à recréer le texte pour donner place au mystère. Le corps n’est-il pas au final ce « gant de la pensée » ?

La quête de ce mystère se concrétisait devant moi et absorbait mes pensées pendant le filage. Il s’agit d’ailleurs d’un moment important des répétitions. C’est une mise en scène de la pièce complète, une pièce rapportée, rapiécée et au final, un peu mal racontée. Elle permet néanmoins de calculer le temps, de voir ce qui a été fait et ce qui est à refaire. Pendant ce temps-là, moi, j’oubliais mon premier rôle de répétitrice pour retrouver celui plus prétentieux de spectateur critique. Même si cela ne changeait pas grand-chose, car j’étais toujours assise sur le même fauteuil, le texte et une feutre rouge à la main et n’ayant que mes yeux et ma voie pour m’imposer. Mais, alors que je m’évadais dans mes songes, les angoisses de Louise s’étaient concrétisées, imposant une halte et invitant chacun de nous à rejoindre l’échafaud d’une dure réalité : la panne technique !

C’est là q’une sueur froide prend possession de votre dos et que les efforts d’une journée, voire de plusieurs journées, se trouvent bafoués par les caprices d’un câble esseulé et écervelé. Que faire ? Improviser ? Préparer un texte de rechange ou laisser faire? Encore un moment où, tout le monde se cramponne au bras de Jean-Luc. Celui-ci décide alors de rehausser la cadence de travail de tous. Les techniciens et les musiciens venaient beaucoup plus tôt, nous finissions tous beaucoup plus tard. Plus aucune minute n’était à perdre. Jean-Luc montrait la cible et nous partions à l’assaut. Les choses allaient de mieux en mieux, les pannes se faisaient de plus en plus rares. Plus nous nous approchions de la fin plus l’épuisement se sentait. Et, à cet instant, les progrès étaient remarquables et chacun s’identifiait avec son personnage. Plus nous avancions dans le travail et plus le détail du détail devait être dompté. Il y avait cette recherche ultime de justesse. Le tout coulait à présent de manière si fluide. Cet équilibre n’est pourtant pas toujours facile à trouver. Mes yeux brillaient à voir cette magie éclore sur scène.

C’est le moment du dernier filage. Au fil du temps, chaque scène, chaque passage, chaque déplacement, chaque mot et chaque mouvement avaient été répétés inlassablement. La lumière, le son et le décor étaient vus et revus. Le metteur en scène est un chef de guerre aux commandes des sensibilités. Sans lui, sans sa violence, sans son écoute et sa perspicacité, les répétitions ne sauraient conduire le travail vers une création harmonieuse et donner de la vie à ce qui au départ n’était qu’un capharnaüm. À présent devant moi se tenait un bel exemple de théâtre social. Une pièce qui nous pousse à questionner, à cautionner et à désavouer le futur de l’architecture, ainsi que notre place présente entre ces multiples barres de bétons et tours de Babel.

Des barres de bétons et des tours de Babel que je ne tarderai pas à aller retrouver, et non sans amertume. Je suis sortie une dernière fois de ce théâtre. La voix de Sarah la chanteuse de blues et les répliques de chaque personnage résonnaient encore dans ma tête. J’ai relu ce message qu’un être cher m’avait envoyé. « Tu ne savais pas que tu savais/ comment/ faire/ et que tu retrouverais la mémoire de toute / ton enfance inscrite dans / l’espace d’une / scène / affleurant / s’échappant du bout des doigts à chaque / geste /ta voix s’enflant de ton histoire enfouie / comme d’une caisse / de résonance /plus puissante que tu l’aurais jamais / cru ». Ce soir-là, pour rentrer chez moi, je me suis perdue dans mon chemin. C’est dur de se retrouver dans la vie quand on se perd dans le théâtre.

Layla massai

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